12 juin 2025
Par Karen Bliss
Il n’y a pas beaucoup d’artistes comme LIGHTS — une artiste dotée d’une profonde connaissance d’elle-même et d’une vision créative aiguë, qui utilise son art pour donner un sens aux moments difficiles et savourer les bons. Et lorsqu’elle le partage avec le monde, on se rend compte qu’on peut souvent s’y reconnaître.
La chanteuse pop, auteure-compositrice, productrice, réalisatrice et artiste de bande dessinée — récipiendaire de quatre prix Juno et dont les chansons cumulent près d’un demi-million d’écoutes — en est aujourd’hui à son sixième album studio, tout simplement intitulé A6.
Dans les remerciements de l’album, l’artiste basée en Colombie-Britannique écrit : « Je ne pourrais pas ne pas reconnaître tous les hauts et les bas des dernières années. Cet album parle d’amour, de deuil et de regard vers le passé. Il s’agit d’arriver à un moment dans sa vie où l’on peut voir le passé avec un regard neuf. Il s’agit de reconnaître la personne imparfaite et complexe qu’on est devenue et de l’accepter, égratignures comprises, parce qu’on comprend d’où elles viennent. A6, c’est pour crier des mots qu’on n’aurait jamais cru dire à voix haute. J’espère que vous vous retrouverez dans certaines de ces chansons ou, à tout le moins, qu’elles pourront vous transporter un instant. »
Karen Bliss s’est entretenue avec LIGHTS sur tous ces sujets et plus encore, notamment sa performance pour Sarah McLachlan lors de son intronisation au Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens en 2024, et sur « la carrière de ses rêves ».
Avant de parler de A6, parlons de ta performance pour Sarah McLachlan, intronisée au Panthéon l’automne dernier. As-tu regardé l’extrait après? Elle rayonnait dans le public avec sa fille. Oui, j’ai tout regardé. C’était vraiment, vraiment incroyable. C’est un souvenir gravé à jamais, surtout que j’y ai amené mon père. C’était une soirée très spéciale. J’avais l’impression d’être entourée d’icônes canadiennes légendaires.
Tu as raconté sur scène qu’en secondaire 3, tu avais peu d’amis jusqu’à ce que tu chantes une chanson de Sarah McLachlan à l’école. Avais-tu déjà partagé cette anecdote? Non, ils ne connaissaient pas cette histoire. Ils m’ont juste demandé : « As-tu une anecdote? » Et j’ai dit : « Oh que oui! » Elle a sûrement été marquante pour plein de gens, et ça, c’est ma version.
As-tu pu lui parler après? Oui, j’étais en bas avec Metric, juste avant une entrevue en direct, et Sarah est arrivée. Je me suis retrouvée entre Sarah et Metric, et j’ai pensé : « Mon moi de 14 ans capoterait en ce moment! » C’était très spécial.
Ça fait 15 ans que ton premier album [2009’s The Listening] est sorti, et tu es encore jeune [38 ans]. Tu fais de la musique depuis plus de la moitié de ta vie. Exact. Ça fait plus longtemps que je fais de la musique professionnellement que je n’en ai pas fait. C’est devenu une part de moi.
Cet album m’a beaucoup touché. Je ne veux pas te poser de question trop personnelle, mais dans les notes de pochette, tu écris : « Cet album parle d’amour, de deuil et de regards vers le passé. »
Tu peux tout me demander.
Qu’est-ce qui t’a poussé, à ce moment de ta vie, à te retourner sur le passé et à réfléchir ainsi ? La vie est faite de moments lumineux et d’autres très sombres. Ces cinq dernières années, j’ai vraiment tout vécu. J’ai perdu quelqu’un de très proche, un partenaire créatif. C’était la première fois que je ressentais ce genre de douleur. J’ai aussi dû me sortir d’un endroit émotionnel très sombre, au point de me retrouver par terre dans ma salle de bain certains soirs.
J’ai suivi une thérapie, fait plusieurs cures de microdoses de champignons, pris soin de moi, cherché à devenir une version plus entière de moi-même. On ne peut pas être complet sans passer par des épreuves. En tant que mère, il y a tant à vivre. Et je me suis plongée dans tout ça. Et aussi, j’ai réalisé que je vivais la carrière de mes rêves. J’essaie d’en savourer chaque seconde. Je m’entoure de mes amis, je rends chaque moment riche pour ne jamais ressentir de rancune envers quoi que ce soit dans ma vie.
J’envie les artistes de pouvoir canaliser la douleur et la beauté de la vie dans leur art. J’ai vécu énormément de choses ces dernières années, et j’ai tout mis dans mes chansons. Alive Again, c’est ce moment où tu touches le fond mais où tu vois enfin la beauté du tableau d’ensemble. Tu ne peux pas l’apprécier sans avoir traversé l’obscurité.
Des chansons comme Day Two ou The Other Side of the Door parlent aussi de cette proximité avec « l’autre côté ». Il y a un voile entre nous et un autre monde — très mince, presque palpable — mais qu’on évite souvent de regarder en face. Comment accepter la fragilité de la vie et profiter pleinement de chaque minute? Parce que c’est tout ce qu’on a.
Ce n’est sûrement pas facile de condenser tout ça dans des paroles. Non, mais il faut vivre ses émotions, les ressentir, les laisser passer. L’art m’aide à faire ça. Mais il faut les accueillir d’abord. Beaucoup préfèrent les fuir, mais il faut les vivre et les traverser. Moi, je le fais par la musique.
Et en art, tu peux continuer à en parler autant que tu veux. Quand tu vis un deuil, les gens s’attendent à ce que tu « passes à autre chose » rapidement. Mais en chanson, tu peux continuer à l’exprimer pendant des années, et les fans l’accueillent avec compassion.
Personne ne peut t’empêcher de t’exprimer quand tu transformes tes émotions en art. Quand on vit un deuil, les gens te laissent souvent un certain temps pour en parler, puis on s’attend à ce que tu gardes tout pour toi, parce que ça met les autres mal à l’aise. Mais avec la musique, tu peux continuer à le vivre, à le chanter, à l’exprimer, et ton public l’apprécie, l’utilise pour guérir, et toi aussi, chaque fois que tu le performes, tu peux « continuer d’en parler », d’une certaine façon, pendant des années — sans que personne ne te dise : « Bon, c’est assez, passe à autre chose. »
On vit tous, plus ou moins, les mêmes grandes étapes dans la vie. On finit tous par perdre des êtres chers. On traverse tous des hauts et des bas en santé mentale. On cherche tous à profiter pleinement de la vie. Il y a tellement de parallèles dans nos expériences. Et c’est vraiment spécial de pouvoir mettre tout ça en chanson, de créer un lien avec les gens à travers ça. Je pense qu’il y a une partie de notre cerveau qu’on ne peut atteindre que d’une certaine façon — et pour moi, c’est grâce aux champignons [rires] et à la musique.
Honnêtement, il y a un aspect de notre cerveau qu’on ne comprend pas encore. On ne sait pas pourquoi certaines chansons viennent « gratter » une zone précise en nous. D’ailleurs, on le dit souvent : « Wow, ça me gratte le cerveau d’une manière que je ne peux pas expliquer. » Il y a des endroits en nous que seule la musique peut toucher. Et si tu te sens compris·e ou entendu·e à travers ce que tu écoutes, que ça t’aide à accéder à certaines émotions ou à les traverser, c’est forcément bénéfique.
La chanson “White Paper Palm Trees” semble faire un clin d’œil à ton toi du passé [« Retour à February Air, » en référence à son single de 2009, apparu pour la première fois sur son EP éponyme de 2008, puis ces lignes : «Hand it to myself / I’m better / Better than ever now I swear.»] Est-ce que c’était un des morceaux les plus ludiques à écrire?
Oui. Celui-là, beaucoup de gens m’ont écrit pour me demander : « Est-ce que c’est à propos de ça ? Ou de ça ? » Une de mes amies m’a même dit : « Est-ce que ça parle de l’industrie de la musique ? » Et j’ai répondu : « Tu sais quoi ? Ça pourrait. »
J’utilise maintenant une expression : “That’s my white paper palm tree.” C’est cette chose qu’on a compartimentée, pliée, placée au premier plan comme si c’était ce qu’on voulait que ce soit — que ce soit réellement le cas ou non. On place tous nos petites palmiers de papier blanc sur nos expériences.
Dans mon cas, ce morceau parle d’un ex, d’il y a des années, qui est réapparu bien plus tard. À l’époque, il m’avait un peu brisé le cœur, mais j’étais tellement jeune que ça ne comptait presque pas. Et quand il est revenu des années plus tard, il pensait que toutes mes chansons parlaient de lui [rires].
Je comprends totalement ce que cette ligne voulait dire, mais je me suis dit : « Vraiment, c’est ça l’histoire ? » Et en fait, oui.
C’est aussi simple que ça. Je me suis juste dit : « Pourquoi es-tu revenu et chamboulé la place que je t’avais donnée dans ma vie ? T’étais tellement cool, je t’aimais vraiment, tu as représenté tellement de premières fois pour moi, et maintenant tu reviens et tu fous en l’air la manière dont je t’avais rangé. Reste là, s’il te plaît. C’est cette version de toi que je veux garder. » Parfois, certaines personnes reviennent et bousculent la façon dont tu les avais compartimentées, et il y a quelque chose de vraiment beau là-dedans — et j’en ai tiré une chanson.
Beaucoup de membres de ton équipe sont avec toi depuis longtemps, et on sent que tu es très en contrôle de tous les aspects de ton travail — des vidéoclips aux bandes dessinées, en passant par les projets parallèles et les échéanciers musicaux. C’est une vraie richesse dans cette industrie, surtout quand d’autres comptent sur toi.
C’est carrément le truc le plus cool. J’ai l’impression que chaque année, je gagne un peu plus de contrôle sur la vision et le récit. Au début, j’étais déjà très créative, je faisais énormément de choses. Mais je me fiais encore beaucoup aux autres pour me dire quoi faire, parce que je ne comprenais pas l’industrie, et je me sentais constamment tirée dans tous les sens. Je me souviens d’avoir écrit une chanson [«Heavy Rope», en 2011] avec une ligne qui disait « strange hands taking my wrist again ». À un moment, mon tour manager m’a saisie par le poignet pour m’emmener à une entrevue, et je me suis dit : « J’aimerais ne plus jamais avoir cette sensation. J’aimerais être celle qui décide de la direction à prendre. » Et aujourd’hui, je peux le dire avec assurance : ça m’a pris des années, beaucoup de compréhension de soi, de travail personnel, de confiance en moi… mais maintenant, j’ai une vision claire, et c’est moi qui mène.
Et maintenant, j’ai assez confiance en moi pour prendre ces décisions. Je pense que ça prend vraiment du temps, et beaucoup d’expérience, avant de faire confiance à ses instincts et simplement suivre ce qu’on sent juste. Pendant des années, je me disais : « Ce serait une bonne idée, mais est-ce que c’est vraiment faisable ? Je vais éviter d’en parler. » Le projet de bande dessinée, ç’a été un moment charnière pour moi. Je me disais : « J’adorerais créer une BD, mais je ne suis pas une artiste de BD. Qu’est-ce que je fais ? À quoi je pense ? » Et puis j’ai compris : « En fait, c’est moi qui m’empêche de le faire. Personne ne m’a dit que je ne pouvais pas. » Je ne l’avais juste jamais dit à voix haute. Alors j’ai fini par me dire : « OK, tu sais quoi ? Je vais le dire à voix haute : je vais faire une BD avec cet album. » Et là, je n’avais plus le choix. Il fallait que je le fasse.
Parfois, il faut se pousser à concrétiser ses rêves pour vraiment se rendre compte de ce dont on est capable. Et aujourd’hui, pour la première fois de ma carrière, j’ai un contrôle total. Je crée tous les visuels et les vidéos avec mon mari, Beau [Bokan], et je les monte moi-même. Oui, c’est beaucoup plus de boulot, mais c’est entièrement ma vision. C’est fou, je ferme les yeux, je réfléchis à ce que la chanson devrait « avoir l’air », j’élabore un plan, je le mets en œuvre… et au final, je me retrouve à monter une vidéo qui ressemble exactement à ce que j’avais imaginé. C’était jamais arrivé avant ce projet-là. Alors c’est vraiment gratifiant de voir toutes ces années d’expérience porter fruit.
Et A6 est ton premier album produit entièrement par toi. Et je l’ai tout simplement fait. Principalement chez moi. Je suis allée à L.A. pour enregistrer les guitares et la batterie avec mon groupe, puis j’ai terminé le tout à Berlin. Je me suis dit : « Je peux le faire où je veux. Je n’ai pas besoin d’aller dans un studio figé, pas très inspirant, juste parce que c’est ce que j’ai toujours fait ou ce que les gens font habituellement. » Alors j’ai pris un Airbnb à Berlin, j’ai bu du vin avec une amie… puis j’ai bossé sur ma musique. Et j’ai réalisé que ça ne change rien. Je me souviens avoir entendu Brian Eno dire qu’il avait produit Viva La Vida de Coldplay dans une ancienne boulangerie qu’ils avaient transformée en studio. Il n’y a pas de règles. On peut faire de la musique n’importe où. Mais je ne le savais pas, avant. Je pensais qu’il fallait absolument aller en studio pour enregistrer un album. Aujourd’hui, je sais que tant que la vision est claire et que tu as les compétences, tu peux créer quelque chose de génial, peu importe où tu es.
Qu’est-ce qu’il y a à Berlin qui stimule ta créativité ?
J’adore l’Allemagne en général, mais si tu parles à n’importe quel Allemand qui ne vit pas à Berlin, souvent il n’aime pas trop Berlin parce que c’est une ville vraiment différente du reste du pays. Ce qui est génial avec Berlin, c’est à quel point elle est artistique — tu y croises énormément de gens créatifs. Tu te retrouves donc dans un endroit où tout le monde est déjà un peu en marge de la norme. Ce n’est pas une ville de finance, c’est une ville d’expression artistique.
Et puis, la scène musicale y est incroyable. Il y a un vrai retour du dark wave, mais tu peux aussi aller en club et plonger dans du techno pendant 10 heures. Je ne fais pas de techno, mais j’adore ça, et je me laisse complètement immerger. Et visuellement, tout est recouvert de graffitis… mais il y a aussi plein de parcs, et c’est super écoresponsable. Il y a cette dualité entre une esthétique grunge, brute et artistique, et une conscience très actuelle de la nature et du climat. Et c’est un peu ce qui alimente ma musique : je vis en pleine nature, dans les bois, une partie de notre maison fonctionne hors réseau, mais en même temps, je tourne dans des clubs sales et je dors dans les toilettes d’un tour bus. C’est un équilibre entre les deux mondes.
Est-ce qu’un nouveau tome de ta bande dessinée est en préparation?
Je veux absolument créer une deuxième histoire. Elle est en fait déjà écrite, et j’ai même commencé à dessiner. Mais pour l’instant, c’est un projet que j’ai mis sur la glace, parce qu’avec A6, j’ai eu envie de revenir à l’essence même de mon parcours musical — simplement faire de la musique, partir en tournée et mettre toute l’emphase là-dessus.
Mes deux derniers albums, surtout Skin & Earth (2017) et Pep (2022), étaient très axés sur le côté spectacle, le lien avec le multimédia, l’intégration visuelle dans les performances, toute cette dimension immersive — c’était super stimulant, surtout avec Pep. Mais A6, c’est l’inverse total. C’est juste de la musique. Un retour aux sources. C’est le reflet brut de tout ce que j’ai vécu, de tout ce que j’ai appris, mais raconté à travers la musique, qui prend enfin toute la place. C’est la première fois depuis longtemps que je fais ça. Habituellement, il y a toujours plein d’éléments plus nerds, plus visuels. Et même si l’esthétique reste importante dans mes clips, ici, c’est vraiment la musique qui est au cœur de tout.
Et, juste par curiosité, l’intro de A6 — c’est ton père qu’on entend?
Non, c’est un mélange de moments marquants et très cool, que ce soit des extraits audio ou vidéo. Il y a un bout où on m’entend dire : « That’s why I’m best inside », ce qui est une très mauvaise grammaire allemande pour dire « c’était le meilleur moment ». J’étais en train de sortir d’un club à Berlin à huit heures du matin — juste un petit moment parfait que je voulais inclure dans l’album.
Et le passage où quelqu’un dit : « Every day you wake up to give music to people because this is your gift », c’est arrivé dans un taxi. J’étais à l’aéroport Billy Bishop à Toronto pour un show de mon projet parallèle LŪN, il faisait un temps affreux, notre vol a été annulé et on nous a donné un bon pour aller à Pearson. On prend donc un taxi pour s’y rendre, et le chauffeur commence à dire des choses super inspirantes. Je me suis mise à enregistrer parce que j’adorais cette conversation. Et à un moment, en lui racontant mon histoire, il m’a sorti cette phrase. Et j’ai trouvé ça tellement beau. Ça cadrait parfaitement avec l’essence de l’album : « C’est ça que je fais. C’est ça que je peux offrir. C’est tout ce que j’ai à donner, mais je peux le donner. Alors voilà. »
NOTRE INFOLETTRE
Abonnez-vous à notre infolettre pour des mises à jour exclusives sur les nouvelles intronisations et les cérémonies à venir.