Shelton Brooks avait un regard critique sur les ironies sociales, et l’une d’elles était un bal annuel organisé par les élites de Chicago en l’honneur du plus vieux métier du monde. D’autres sources affirment toutefois que la chanson de Brooks fait plutôt référence au bal présenté dans le cadre de l’exposition Pacific-Panama de San Francisco en 1915. Quoi qu’il en soit, c’est un événement bien réel qui lui a inspiré son immortelle chanson Darktown Strutters’ Ball.
Darktown Strutters’ Ball a d’abord fait partie du répertoire vaudeville grâce au trio de Benny Fields, Jack Salisbury et Benny Davis, et Blossom Seeley et la chanteuse comique Sophie Tucker (également connue pour son interprétation d’une autre chanson de Brooks, Some of These Days) leur ont emboîté le pas. Le succès de la chanson s’est poursuivi avec la publication de sa partition en janvier 1917 par Rossiter, à Chicago, et, quelque temps plus tard, à New York par Leo Feist, partition qui s’écoulera à plus de trois millions d’exemplaires.
Le premier enregistrement de Darktown Strutters’ Ball a été fait en mai 1917 par le groupe vaudeville canadien Six Brown Brothers pour Victor Records, à New York, et celui-ci sera suivi, quelques semaines plus tard, par la version instrumentale enregistrée par l’Original Dixieland Jazz Band (Columbia A-2297). Cette version, l’un des tout premiers disques jazz destinés à la commercialisation, a grimpé jusqu’en 3e position des palmarès en 1917 et elle a également été intronisée au Panthéon des Grammys.
Au Canada, Darktown Strutters’ Ball a atteint la 2e position des palmarès en 1917 grâce aux ventes de son 78 trs, des rouleaux pour piano et de sa partition. Elle s’est rapidement taillé une place de choix dans le répertoire de nombreux artistes pop et jazz, dont notamment Count Basie, Dave Brubeck, Fats Domino, Jimmy Dorsey, Benny Goodman, Al Jolson, Django Reinhardt, The Savoy Quartet, Wilbur Sweatman’s Original Jazz Band ou encore le Lieutenant James Europe’s 369th Infantry Jazz Band. Ted Lewis and his Band a eu beaucoup de succès avec sa version de 1927.
Cette chanson irrésistible, entraînante et enjouée met en vedette une mélodie ragtime syncopée et était très populaire auprès des danseurs de « shimmy » (comme le chantera plus tard Ella Fitzgerald dans son propre enregistrement de la chanson) et de fox-trot. Ces danses populaires et d’autres, dont notamment le fox-trot Jelly Roll Blues de Jelly Roll Morton (1915) sont mentionnées dans les paroles :
« Remember when we get there, honey The two-steps I’m goin’ to have ’em all Goin’ to dance out both my shoes When they play the Jelly Roll Blues Tomorrow night, at the Darktown Strutters’ Ball » (librement : N’oublie pas, chérie, quand nous arriverons/J’aurai tous les two-steps [un pas de danse]/Je danserai tant que j’en perdrai mes souliers/Lorsqu’ils joueront/Jelly Roll Blues/demain soir au Darktown Strutters’ Ball) … « We’ll win that fifty-dollar prize » (Nous gagnerons ce prix de cinquante dollars) « When we step out and Walk the Dog » (Lorsque nous danserons sur Walk the Dog - une référence à une précédente pièce de Brooks et la danse qui l’accompagnait).
Sélectionnée au Hit Parade de tous les temps d’ASCAP en 1963, Darktown Strutters’ Ball est demeurée populaire auprès des artistes jazz, des quatuors de « barbershop », et des artistes country et rock, même 150 ans après sa création : Guy Lombardo and His Royal Canadians, Chet Atkins, le membre du Panthéon des auteurs et compositeurs canadiens Hank Snow, Arthur Fields, Dean Martin, Fats Waller, Lawrence Welk, The Beach Boys, Hoagy Carmichael, Bing Crosby, Bo Diddley, Les Paul, The Platters, Ricky Skaggs, Pete Seeger, Catherine Russell, Jeannie Seely et même les Beatles (qui ne l’ont toutefois jamais enregistrée). La parodie « Italian Style » de Lou Monte a cartonné sur Billboard en 1954, et The Ted Mulry Gang en a fait un « hit » en Australie en 1976.
Betty Grable l’a chantée dans le film « The Dolly Sisters », tout comme l’a également fait Robert Redford dans « The Natural », et on a également pu l’entendre dans la légendaire série télé M*A*S*H*.
L’auteur-compositeur, pianiste et acteur Shelton Brooks (1886-1975) est né à Amherstburg, en Ontario. Sa famille et lui se sont installés aux États-Unis alors qu’il était adolescent, et il est devenu pianiste ragtime à Détroit et Chicago. Il a écrit des chansons vaudeville pour Al Jolson et Nora Bayes et plus de composer des classiques du jazz comme Some of These Days et Walkin’ the Dog.